Le mythe du bon "sauvage" - Jean-Jacques Rousseau

Aujourd'hui, on baigne en plein littérature d'idées...
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Puisqu'on s'attaque à l'un des monuments de la "philosophie" des Lumières en la personne de Jean-Jacques Rousseau. Ici, plus précisément, on va apprendre à décortiquer une idée-clé qui parcourt plusieurs siècles de réflexions "à la française", à savoir... Image

Le mythe du bon sauvage!

Okay, on va arrêter les gifs 2sec parce qu'on est déjà au coeur du sujet...
Si on t'a demandé d'étudier ou de commenter ce texte de Rousseau, c'est vraisemblablement parce que tu as Les Essais de Montaigne comme oeuvre intégrale (ou dans une moindre mesure Les Lettres persanes de Montesquieu). En effet, l'étude des chapitres "Des Cannibales" et "Des Coches" est au programme du bac de français 2020 : Mister Bac en a même précisé le fil conducteur, avec le thème "Notre monde vient d'en trouver un autre".

Littérature d'idées, on a dit. Quelle est l'idée donc?

Le relativisme culturel, qui fait qu'on éprouve toujours un choc en se confrontant à des cultures totalement différentes, lointaines, exotiques, inattendues. Imagine-toi en 1492 : tu crois débarquer en Inde et tu atterris sur un continent inconnu, au beau milieu d'un empire aztèque, avec ses pyramides, ses vénérations du soleil, son empereur divinisé. Tout est si différent... Par rapport à l'Europe d'où tu viens, oui.
Deux pistes s'offrent alors au voyageur Soit refuser de comprendre cette culture inédite et la traiter comme une arriération barbare, une monstruosité pour sauvages Soit faire cet effort de comprendre l'autre, en l'observant, l'interrogeant, luttant contre tous les préjugés qui pourraient en fausser notre perception, luttant contre nos propre habitudes culturelles en fait...
Je te laisse deviner qui sort le plus souvent vainqueur de ce genre de dilemme...
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La violence! Et la négation de l'autre, oui, parce qu'elle nécessite moins d'efforts en fin de compte. Voilà pourquoi l'histoire du Monde n'est qu'une longue suite de guerres, colonisations, ségrégations, exterminations à tous les étages...
Camper sur sa position culturelle, ses habitudes et préjugés, au point de tenir toute différence étrangère pour une anomalie, voilà ce qu'est l'ethnocentrisme! Du grec "ethnos" qui signifie "peuple" au sens de "nation" ou "communauté de culture" et "centrisme" que tu ne peineras pas à comprendre.
Qu'il s'agisse de Montaigne, de Rousseau ou encore de Montesquieu, nous avons affaire à des hommes de Lettres qui interroge cette notion de l'ethnocentrisme. Au travers de leurs textes, il s'agit d'amener le lecteur à une prise de conscience de ses propres préjugés ethnocentristes ; car c'est pour ainsi dire naturellement que nous jugeons négativement les cultures étrangères, sans forcément nous en rendre compte.
Ce faisant, ces auteurs oeuvrent en faveur du relativisme : il n'y a pas de supériorité culturelle absolue, qui donnerait la prééminence à la civilisation européenne, mais des différences relatives aux croyances et valeurs morales qui travaillent telle ou telle civilisation. Si le cannibalisme paraît être une barbarie aux yeux d'Européens modernes, il s'inscrit dans un rituel guerrier très codifié pour les tribus indigènes du Brésil et qui prend sens par rapport à leurs croyances religieuses.
Voilà donc le paysage d'ensemble de cette littérature d'idées, sur la question de l'Autre, c'est-à-dire l'étranger en général. Maintenant on va se concentrer sur le cas de Rousseau, plus précisément...
Rousseau : philosophe des Lumières?
Notre texte est issu d'un essai philosophique dont la longueur prouve les tendances sadiques de l'auteur, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. (wikipedia, Ctrl C, Ctrl V : no shame...) Il date de 1755 : nous sommes en plein siècle des Lumières, mouvement culturel européen, qui déborde largement la seule littérature en stimulant aussi les sciences, les techniques, la vie politique etc.
Quelles en sont les bayes?
Pour faire simple, en voilà les lignes essentielles : Chaque individu est doué de Raison (avec le R majuscule stp), c'est-à-dire qu'il possède des capacités mentales lui permettant de questionner et de réfléchir rationnellement sur toute chose. Donc, en se fondant sur le libre exercice de cette Raison individuelle, on peut améliorer la marche des choses! Par exemple on peut produire une Encyclopédie pour stimuler le progrès par le partage des savoirs humains, techniques comme philsophiques. On peut aussi faire la critique des aspects irrationnels de la société contemporaine, comme la superstition religieuse ou l'absolutisme politique qui freinent tous deux le progrès de la civilisation. Bref, il s'agit de porter partout les Lumières de la Raison en luttant contre les formes de l'obscurantisme! T'as capté, c'est une antithèse là!
L'obscurantisme, qu'est-ce? C'est l'exploitation de l'ignorance commune pour renforcer la soumission politique de tous. L'obscurantisme ne veut pas que les gens s'instruisent parce qu'ils risqueraient alors de s'émanciper Il faut maintenir les êtres-humains dans l'ignorance pour en faciliter l'obéissance!
L'Eglise va donc s'opposer aux réflexions des Lumières qui poussent les individus à réfléchir par eux-mêmes là où elle préfèrerait qu'ils se contentent de croire ce qu'on leur dit de croire. De même l'absolutisme monarchique pressent que l'esprit rationaliste des Lumières met en péril son autorité fondée sur une tradition plus que sur un principe de raison : d'où une censure massive des écrits des Lumières, souvent publiés illégalement en Suisse.

Rousseau : le mythe du bon sauvage...

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Le mythe du bon "sauvage" - Jean-Jacques Rousseau

C'est une chose extrêmement remarquable que depuis tant d'années que les Européens se tourmentent pour amener les sauvages des diverses contrées du monde à leur manière de vivre, ils n'aient pas pu encore en gagner un seul, non pas même à la faveur du christianisme ; car nos missionnaires en font quelquefois des chrétiens, mais jamais des hommes civilisés. Rien ne peut surmonter l'invincible répugnance qu'ils ont à prendre nos moeurs et vivre à notre manière. Si ces pauvres sauvages sont aussi malheureux qu'on le prétend, par quelle inconcevable dépravation de jugement refusent-ils constamment de se policer à notre imitation ou d'apprendre à vivre heureux parmi nous ; tandis qu'on lit en mille endroits que des Français et d'autres Européens se sont réfugiés volontairement parmi ces nations, y ont passé leur vie entière, sans pouvoir plus quitter une si étrange manière de vivre, et qu'on voit même des missionnaires sensés regretter avec attendrissement les jours calmes et innocents qu'ils ont passés chez ces peuples si méprisés? Si l'on répond qu'ils n'ont pas assez de lumières pour juger sainement de leur état et du nôtre, je répliquerai que l'estimation du bonheur est moins l'affaire de la raison que du sentiment. D'ailleurs cette réponse peut se rétorquer contre nous avec plus de force encore; car il y a plus loin de nos idées à la disposition d'esprit où il faudrait être pour concevoir le goût que trouvent les sauvages à leur manière de vivre que des idées des sauvages à celles qui peuvent leur faire concevoir la nôtre. En effet, après quelques observations il leur est aisé de voir que tous nos travaux se dirigent sur deux seuls objets, savoir, pour soi les commodités de la vie, et la considération parmi les autres. Mais le moyen pour nous d'imaginer la sorte de plaisir qu'un sauvage prend à passer sa vie seul au milieu des bois ou à la pêche, ou à souffler dans une mauvaise flûte, sans jamais savoir en tirer un seul ton et sans se soucier de l'apprendre? On a plusieurs fois amené des sauvages à Paris, à Londres et dans d'autres villes; on s'est empressé de leur étaler notre luxe, nos richesses et tous nos arts les plus utiles et les plus curieux; tout cela n'a jamais excité chez eux qu'une admiration stupide, sans le moindre mouvement de convoitise.

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Le mythe du bon "sauvage" - Jean-Jacques Rousseau

I. Relativiser : la civilisation en échec


Du début à « ...chez ces peuples si méprisés ? »


1. Une incompréhension hyperbolique

Rousseau amorce sa réflexion sur la base d'un questionnement insoluble.

Incapacité de comprendre les résistances indigènes face à l'acculturation coloniale : choc du constat avec l'extraction syntaxique (c'est-à-dire la tournure en « c'est une chose... que... ») avec l'adverbe intensif « extrêmement » et l'emploi de l'indéterminé « chose », mettant en avant la difficulté de comprendre et donc de nommer précisément.
Pourquoi ce caractère insoluble? Disproportion très nette entre l'effort européen (verbe « se tourmentent »), sa durée (déterminant intensif dans « depuis tant d'années »), son expansion (« les sauvages des diverses contrées du monde ») et son résultat nul : d'où le renchérissement hyperbolique dans les négations : « pas... encore... un seul » + « non pas même ».
Parallèle avec les missions religieuses, relativement mieux réussies : balancement des adverbes « quelquefois » / « jamais », redoublant l'échec culturelle européen d'autant moins compréhensible que les indigènes sont capables de changer (sur le plan religieux donc).

Le constat de Rousseau, appuyé sur des effets hyperboliques, se veut radical pour susciter une consternation à même de nourrir un authentique questionnement.


2. Relativité ethnocentrique

De ce constat, Rousseau interroge le point de vue européen dont il explore les mécanismes.

D'où l'évolution de l'énonciation, de la 3ème pers. (« les Européens ») à la 1ère pers. (possessifs « nos », « notre »), abandonnant l'extériorité du point de vue initial pour assumer et donc pouvoir interroger le caractère relatif du point de vue européen, c'est-à-dire en désamorcer l'ethnocentrisme.
D'où les termes péjoratifs pour désigner les indigènes, teintée de pitié condescendante (qualificatifs « pauvres » et « malheureux » avec intensif « aussi ») et inversement mélioratifs pour la culture européenne : reformulation : « prendre nos mœurs et vivre à notre manière » → « se policer à notre imitation ou d'apprendre à vivre heureux parmi nous », rajoutant les idées positives de « police » (ici, = raffinement, politesse) et de bonheur.
Enfin explosion de l'incompréhension dans l'interrogation directe : « par quelle inconcevable dépravation » → dépravation = déformation anormale, en référence donc aux critères de normalité ethnocentrés européens + statut paradoxal de la question, puisque la réponse est d'emblée « inconcevable » ; question ni sincère (réclamant une réponse) ni rhétorique (connaissant déjà la réponse), exprimant l'impossibilité radicale à comprendre le point de vue indigène.

Campant le point de vue européen, Rousseau en explore les préjugés et les limites foncières ouvrant sur des questions sans réponse.


3. Ironie logique

Cependant ce point de vue européen est faussé, en ce qu'il trahit sa propre incohérence logique : la question posée est de fait mal formulée...
D'où une interrogative à la construction brisée : 1ère partie ethnocentrée mais une 2ème intercalée avant le point d'interrogation, isolée doublement par la ponctuation (;) et le connecteur « alors que », où l'apparence ironique de simple simultanéité cache en fait une opposition forte exprimant une contradiction logique -les Européens ne comprennent pas le rejet indigène sans se rendre compte que certains Européens rejettent eux-mêmes la culture européenne.
Valorisation donc de la culture indigène : attrait hyperbolique « en mille endroits », choix libre, avec « volontairement », contrairement aux méthodes européennes, choix radical « leur vie entière » + « sans pouvoir plus », écho de l'impuissance européenne initiale « pas pu encore en gagner un seul » ; rajout « même des missionnaires », figures d'autorité dans la culture européenne ; plus encore ironie cumulant 2 positions contradictoires en un même énoncé : adaptation complète des « réfugiés » européens / « si étrange manière de vivre » avec intensif, ou plus loin, mélioratifs « jours calmes et innocents » et péjoratif avec intensif « peuples si méprisés », où le regret du missionnaires se confond dans le jugement ethnocentré.
Une interrogation ironique mettant donc en avant l'inconséquence logique de l'ethnocentrisme (supériorité européenne / influence culturelle nulle) ; d'où des indices disséminés pour montrer la distance, du « nous » où s'inclut l'énonciateur au « on » indéterminé, sujet d'une opinion vague (emploi de « prétend », disqualifiant la valeur de vérité de l'énoncé), et aberrante (ne tirant aucune conclusion de ses expériences, « on lit », « on voit »).
Exposant le point de vue européen, Rousseau le désamorce par le jeu d'une énonciation ironique concluant sur le caractère illogique des certitudes ethnocentriques.


II. Le mythe du bon sauvage

De « Si l'on répond qu'ils n'ont pas... » jusqu'à la fin.


1. Renversement des points de vue

Devant les bêtises du « on » ethnocentré, s'affirme le « je » de l'auteur s'affranchissant des préjugés pour mieux comprendre le point de vue indigène.
Construction en 2 temps avec proposition subordonnée conjonctive conditionnelle « Si l'on... », simulant un dialogue entre le « on » et le « je », d'où les verbes de parole (« répond », « répliquerai ») ; déplacement du regard, de la « raison » vers le « sentiment », amorçant une réflexion sur le caractère subjectif de « l'estimation du bonheur » mais aussi sur la relativité de nos lumières face à l'étranger (« juger sainement »), d'où la surenchère logique (« d'ailleurs ») où l'auteur renoue le « nous » des Européens ouvrant la voie à l'auto-critique (emploi du réfléchi « se rétorquer » car l'Européen rétorque à lui-même).
De l'opposition du « on » et du « je » surgit un mouvement logique d'auto-critique où le « nous » européen se met lui-même en cause, face à la 3ème pers. des Indigènes.


2. La thèse évolutionniste

Cette auto-critique trace le fil d'un progrès historique auquel se réduit en définitive l'homme civilisé et qui entrave sa perception des « sauvages ».
Le processus de civilisation se réduit à deux objectifs : « commodités de la vie » et « considération parmi les autres », c'est à dire l'aisance matérielle et la reconnaissance sociale, en référence à la thèse centrale de l'essai, d'où les indices de démonstration (connecteur logique « en effet » ; critère scientifique « après quelques observations » ; emploi de l'impersonnel « il est aisé ») ; d'où le paradoxe d'un développement complexe mais fondé sur un principe élémentaire (« aisé », collectif « tous nos travaux » / « deux seuls objets ») D'où une irréductible distance (métaphore spatiale : « il y a plus loin ») en ce qui concerne les mentalités, accentué dans le sens des Européens vers les Indigènes : la complexité peut se résumer simplement mais la simplicité ne peut pas s'énoncer de manière compliquée...
L'auteur a décentré son regard, pour porter un regard extérieur sur sa propre civilisation : ainsi seulement peut-il se tourner avec honnêteté vers la culture indigène.


3. Portrait du bon sauvage

Mais cette incursion en territoire indigène ne peut être qu'allusive : cet échec à décrire le sentiment indigène conforte paradoxalement sa démonstration.
D'emblée forme interrogative tronquée (proposition principale nominale) marquant l'impuissance à comprendre (question qui n'attend pas de réponse) ; faculté de l'imagination sollicitée (plutôt que l'observation ou l'analyse) ponctuée par l'emploi du modalisateur « la sorte de » ajoutant une indétermination à l'objet cible ;
Portrait du sauvage pointant toutefois des indices caractéristiques : thème de la nature (« les bois », « la pêche ») redoublée par celui de la solitude (en contradiction avec les faits réels à vrai dire) + rejet du principe de maîtrise technique ou d'apprentissage (accentué par l'emploi du péjoratif « mauvaise », du verbe « souffler » au lieu de « jouer » et les 2 compléments négatifs redondant « sans... sans... »).
Conclusion apporté par le « on », sujet de l'ethnocentrisme : référence intertextuelle à Montaigne et la fin du chapitre « Les Cannibales » des Essais, mettant en scène l'orgueil et la vanité des Européens ; impression de bêtise accentuée par l'asyndète (emploi des « ; ») avec effet d'accumulation (surtout le rythme ternaire « notre luxe, nos richesses et tous nos arts les plus et les plus curieux » avec gradation en termes de lourdeur jusqu'au double superlatif) ; puis aboutissement négatif (emploi d'une restrictive redoublé par le complément « sans le moindre »

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