Boule-de-suif : un dénouement injuste - Guy Maupassant

      ### Aujourd'hui, on parle de l'ami Maupassant.

      Quasiment tous les petits français connaissent Maupassant : ses nouvelles facilitent la vie des profs de français, de collège comme de lycée. Principalement, parce qu'elles sont courtes et pas prises de tête, avouons-le...

      Bref, Maupassant pèse dans le french game ; aussi l'Archiprof s'est-il réservé le privilège de lui donner un visage en plus d'un texte...

      Moustache en brosse, cravate à pois, pilosité sans nom en amorce d'une absence de menton... Exact, c'est le swagg du XIXème tout plein. Plus précisément de la fin du siècle, puisque Maupassant se rattache au mouvement naturaliste.

      On va donc ici apprendre ensemble à commenter un extrait d'une nouvelle publiée en 1880, fortement ancrée dans l'actualité historique et sociale de la France de l'époque. Autant te dire qu'il va falloir faire les mises au point d'abord...

      ### Une nouvelle, c'est-à-dire?

      Une nouvelle est un récit court, caractérisé par une intrigue simple resserré autour d'un petit nombre de personnages et préparant souvent une chute inattendue à la fin (souvent, mais pas toujours : dans le cas de Boule de suif, on ne peut pas tellement parler de surprise d'ailleurs...)

      Le genre se développe en fait avec l'essor de la presse papier au XIXème puisque les journaux intègrent des nouvelles pour la distraction de leurs lecteurs. Là encore, Boule de suif fait exception puisqu'il est publié d'abord dans un recueil de nouvelles, et non dans la presse, intitulé "Les Soirées de Médan"...

      Nan, les soirées à Médan, c'était un tout autre style...

      ### Le naturalisme, c'est-à-dire?

      En fait, à Médan, se trouvait une petite maison qu'avait acheté Emile Zola. C'est là qu'il conviaient différents auteurs dont l'ami Maupassant pour discuter littérature et parfaire son projet de mouvement...

      ...de mouvement naturaliste.

      De quoi s'agit-il? Avec la fin du XIXème siècle, les méthodes scientifiques commencent à s'imposer dans l'étude des hommes et de la société : naît notamment la sociologie moderne qui analyse les comportements collectifs à l'aide des statistiques.

      Donc le naturalisme, c'est simple : c'est le mouvement littéraire qui s'inspire de ce renouveau scientifique pour décrire la société ambiante.

      Un exemple : Zola crée un ensemble de romans, c'est-à-dire un cycle, avec des personnages communs circulant de l'un à l'autre roman, le cycle des Rougon-Macquart. Là, il décrit l'évolution d'une famille sur 30 ans afin d'illustrer la notion scientifique d'hérédité sociale : l'alcoolisme et la folie des premiers parents se perpétuent, de manière héréditaire donc, au fil des générations et parmi tous les milieux sociaux -comme l'affirmait la science à l'époque.

      Ok Zola.

      Mais pour Maupassant? Dans Boule de suif, on peut noter cette touche naturaliste dans le fait que chaque personnage incarne un type sociologique ; chaque passager de la diligence est comme le représentant d'un milieu social bien défini, avec des habitudes, des vêtements, des attitudes caractéristiques.

      Bref, la diligence de Boule de suif est un abrégé de la France de 1870 : garde ça en tête surtout!

      ### 1870, ya quoi?

      Nan il reste quand même à présenter le contexte historique puisqu'avec le naturalisme l'histoire et la société sont forcément au premier plan...

      Le récit suit une diligence.

      Cette diligence circule dans une France en guerre, plus exactement une France occupée ; mais pas par des Allemands, non, par des Prussiens... C'est-à-dire des Allemands d'avant la proclamation de l'unité allemande qui aura lieu en 1871.

      La guerre est une défaite sans nom : les Français ont été au-dessous de tout. Napoléon III, leur empereur, s'était lancé dans c'tte affaire pour laver un affront diplomatique stupide, pour l'honneur en fait. Sauf qu'on le paya de la pire des humiliations, écrasée par les unités prussiennes plus modernes et disciplinées. Dans la foulée l'Empire chuta...

      Pas la peine de détailler : c'est au programme des E3C ;)

      La France sort de là humiliée, profondément humiliée. Et c'est bien de ce sentiment dont parle la nouvelle de Maupassant.

      Car la diligence est arrêtée par des soldats prussiens qui la retiennent abusivement. Leur commandant fait en effet pression sur le groupe de voyageurs pour obtenir les faveurs de Boule de suif.

      Boule de suif est un surnom ; c'est une femme charmante dont le métier est de faire du charme aux hommes, contre rémunération -tu me suis? Mais Boule de suif cette fois se refuse aux Prussiens, par patriotisme. Elle ne finit par obéir que sur l'insistance des autres voyageurs, tous ligués contre elle, manipulateurs et flatteurs.

      Pourtant sitôt le problème résolu et la diligence prête à repartir, ils lui marquent le pire des mépris, comme si c'était la pire des pestiférées.

      Notre extrait démarre à ce point, vers la toute fin de la nouvelle : la diligence chemine en plein hiver normand et tous ignorent ouvertement Boule de suif...

      Mais attention, certains ne sont pas ceux qu'on croit...

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Boule-de-suif : un dénouement injuste - Guy Maupassant

      Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d'où elle fit sortir un morceau de veau froid. Elle le découpa proprement par tranches minces et fermes, et tous deux se mirent à manger. "Si nous en faisions autant", dit la comtesse. On y consentit et elle déballa les provisions préparées pour les deux ménages. C'était, dans un de ces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre en faïence, pour indiquer qu'un lièvre en pâté gît au-dessous, une charcuterie succulente, où de blanches rivières de lard traversaient la chair brune du gibier, mêlée à d'autres viandes hachées fin. Un beau carré de gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé: "faits divers" sur sa pâte onctueuse.

      Les deux bonnes soeurs développèrent un rond de saucisson qui sentait l'ail; et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans les vastes poches de son paletot-sac, tira de l'une quatre oeufs durs et de l'autre le croûton d'un pain. Il détacha la coque, la jeta sous ses pieds dans la paille et se mit à mordre à même les oeufs, faisant tomber sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, là-dedans, des étoiles.

      Boule de suif, dans la hâte et l'effarement de son lever, n'avait pu songer à rien; et elle regardait, exaspérée, suffoquant de rage, tous ces gens qui mangeaient placidement. Une c­olère tumultueuse la crispa d'abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot d'injures qui lui montait aux lèvres; mais elle ne pouvait pas parler tant l'exaspération l'étranglait.

      Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait noyée dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l'avaient sacrifiée d'abord, rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea à son grand panier tout plein de bonnes choses qu'ils avaient goulûment dévorées, à ses deux poulets luisants de gelée, à ses pâtés, à ses poires, à ses quatre bouteilles de bordeaux; et sa fureur tombant soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prête à pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots comme les enfants; mais les pleurs montaient, luisaient au bord de ses paupières, et bientôt deux grosses larmes, se détachant des yeux, roulèrent lentement sur ses joues. D'autres les suivirent plus rapides coulant comme les gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu'on ne la verrait pas.

      Mais la comtesse s'en aperçut et prévint son mari d'un signe. Il haussa les épaules comme pour dire: "Que voulez-vous? ce n'est pas ma faute." Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe, et murmura: "Elle pleure sa honte."

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Boule-de-suif : un dénouement injuste - Guy Maupassant

I. La société en un casse-croûte

Du début à « ...là-dedans, des étoiles. »

      Fidèle au désir naturaliste de mettre en scène les différentes classes sociales, Maupassant multiplie les indices et marqueurs sociologiques dans cette description d'un casse-croûte pendant un voyage en diligence. « Dis-moi ce que tu manges (et comment) et je te dirais qui tu es » aurait-on envie de dire...

1. Un portrait naturaliste : les élites

      A l'image de l'ordre social, ce sont les élites qui mangent les premiers ( //festin dans la nature où les dominants ont droit aux meilleures bouchées...)

      D'abord un couple bourgeois : pas de luxe excessif → simple « paquet ficelé » ; un souci constant de la mesure et de l'économie → singulier « un morceau » et non tout un plat, en fait des restes d'un précédent dîner, puis recoupé « en tranches minces » (adjectif marquant l'avarice).

      Opposition des aristocrates (« comtesse » → titre de noblesse) : déjà déséquilibre dans la narration, passage nettement plus long que pour les bourgeois + abondance avec le pluriel « les provisions » (/« un morceau ») spécialement préparées pour le voyage (/les restes) ; effet d'attente par la description prolongée du plat (accessoire de luxe), 2 propositions entre « c'était » et « une charcuterie succulente ».

      Un vrai miracle gastronomique : profusion des viandes (porc, gibier issu des chasses, là encore pratique aristocratique + indéfini « d'autre viandes » ; termes mélioratifs « succulente », « beau », « onctueuse » + métaphore hyperbolique « de blanches rivières de lard » (→ image grotesque d'un paradis pour carnivore) ; association du gruyère et de la presse → élite cultivée contrairement à la bourgeoisie.

      Ce casse-croûte symbolique de l'ordre social provincial donne la primauté à l'aristocratie, pourtant second par rapport aux bourgeois (intuition du déclin de la noblesse?)

2. Le portrait naturaliste : les gens d'opinion

      Après les élites, les gens d'opinion passent à table : moins puissants que celles-ci, ils ont à une plus petite part du gateau.

      Démarre le petit clergé provincial avec les « deux bonnes soeurs » : position importante -mais pas dominante comme les élites- // conservatisme religieux encore très présent dans les mentalités de province mais déclin généralisé de l'Eglise : d'où une viande plutôt pauvre : « un rond », pas un saucisson entier, moins appétissant (avec l'odeur d'ail désagréable) + caractère louche = discordance viande de « saucisson »/ odeur d'« ail » → // hypocrisie cléricale (ici bonnes sœurs mais sans charité charité chrétienne pour Boule-de-Suif) ?

      Puis Cornudet, le partisan républicain (indice avec la barbe surtout) : parti montant, de plus en plus influent (1870, moment du récit = passage du Second Empire à la IIIème République) ; ici insistance sur la vulgarité, voracité et gloutonnerie → « les deux mains en même temps » et « mordre à même » pour l'empressement + action de jeter la coquille par terre pour la saleté et oeuf dans la barbe avec comparaison méliorative ironique « comme des étoiles » // péjoratif du « là-dedans » pour désigner le désordre de la barbe.

      Pourtant nourriture très pauvre cependant « œufs » et non viande à part entière + mention péjorative du « croûton » → ambigüité du personnage, proche du peuple par l'absence de manière et la nourriture mais déjà vorace et égoïste (pas un geste pour Boule-de-Suif au final).

      Derrière les élites suivent les puissances d'opinion, conservatrice cléricale ou progressiste républicaine, opposées et pourtant semblables par l'appétit.

II. Boule de suif, rejetée par les siens!

De « Boule de suif, dans... » à la fin.

      Au coeur de cet ordre social, symbolisé par les différences de casse-croûte, Boule-de-Suif incarne la victime humiliée et marginalisée : son sacrifice vis-à-vis des occupants allemands a permis à la diligence de repartir mais tous la rejette unanimement.

1. L'indignation initiale

      Devant l'humiliation, la première des réactions est une rage exceptionnelle.

      Montée progressive de la colère : regard suivi de sentiments de colère en apposition (=entre virgules) « exaspérée, suffoquant de rage » puis inversion avec la colère qui devient sujet du verbe et Boule-de-Suif COD « une colère tumultueuse la crispa » → la colère prend le pas sur le personnage ; colère renforcée par le contraste avec l'attitude des autres « placidement ».

      La colère devient même si forte qu'elle écrase le personnage et le rend impuissant : action d'ouvrir la bouche avec l'intention de réagir violemment et rétablir la justice, « leur crier leur fait » mais le personnage perd le contrôle, déjà dans la tournure métaphorique « flot d'injures qui lui montait aux lèvres » comme si c'était les insultes qui prenaient possession de son corps, mais surtout « l' exaspération l'étranglait » avec un sentiment en position de sujet et le perso en COD → impuissance « elle ne pouvait pas parler ».

      Cette rage permet en fin de compte de souligner l'impuissance du personnage soumis à l'humiliation publique.

2. Une injustice criante!

      Avec l'impuissance, le personnage frustré ressasse sa colère : d'où un passage rétrospectif.

      Solitude du personnage : surenchère de l'asyndète (=absence de coordination), avec absence de regard puis de pensée + métaphore hyperbolique (« noyée dans le mépris ») pour montrer le désarroi et oxymore (=cumul de contraires) avec « gredins honnêtes » pour dénoncer l'hypocrisie des autres membres de leur petites sociétés.

      En fait sacrifice de Boule-de-Suif qui a couché avec des Allemands pour permettre le départ de la diligence sur l'insistance des autres passagers qui à présent la jugent pour ce même acte → Boule-de-suif est infériorisée, complément d'objet de verbes dont les autres sont sujets (« l'avaient sacrifié » et « rejetée ») + négation totale de sa personne avec la comparaison où elle est réduite à l'état d'une « chose », avec adj péjoratifs en plus.

      Rupture avec le souvenir raconté au passé simple (/imparfait du reste du passage) d'un panier partagé avec les autres pour les amadouer alors qu'ils lui en voulaient de ne pas coucher avec les Allemands : accumulation mêlée de termes mélioratifs + insistance sur leur gourmandise (« goulûment dévorées ») → comble de l'injustice !

      Ce ressassement ravive le souvenir de l'injustice et la colère impuissante finit par se transformer en tristesse malheureuse.

3. Le malheur final...

      Dans un premier temps, il s'agit de masquer cette tristesse.

      Récit étape par étape de la montée des pleurs : soudaineté de l'abattement où la fureur → envie de pleurer avec la comparaison de la corde tendue ; moment des sanglots ravalés (comparaison avec les enfants → innocence) où la violence émotionnelle // asyndète mettant en avant la confusion qui lutte pour ne pas céder à l'émotion ; connecteurs « mais » et « bientôt » marquant l'arrivée des larmes et enfin les premiers pleurs en silence.

      Description minutieuse, étape par étape, comme un ralenti au cinéma (« lentement »), pour accentuer la violence émotionnelle et le caractère dramatique de la situation : une vraie torture ; pourtant dignité de Boule-de-Suif, immobile et silencieuse (d'où la comparaison avec la roche et la description « droite, le regard fixe, la face rigide et pâle ») → comme une statue de pierre, comme une allégorie...

      Jugement des représentants des élites : indifférence des aristocrates qui ne se sentent pas responsables (haussement d'épaules traduit en discours direct ) et mépris des bourgeois qui interprètent à tort ces larmes comme l'expression d'une honte de prostituée et non d'un sentiment d'injustice vis-à-vis de leur rejet à eux

      → en fait, Boule-de-Suif est une allégorie de la Nation, la France humiliée par la défaite et lâchée par ses élites, par des aristocrates qui ne se sentent plus concernés par les affaires et des bourgeois qui méprisaient le régime bonapartiste d'avant et se félicitent en définitive de la défaite, dans le silence des opinions cléricales comme républicaines...

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