"Ils ont leurs guerres..." : la barbarie cannibale ? - Michel Eyquem Montaigne
Ici, on va apprendre à commenter un morceau de choix : l'extrait, classique des classiques, du chapitre "Des Cannibales" dans les Essais de Montaigne. Donc on suivra le programme habituel : on va progresser de manière linéaire, en suivant l'ordre du texte. On peut y repérer 3 mouvements, c'est-à-dire 3 parties en fait : donc on part sur un commentaire en 3 grandes parties.
Même en français on reste mathématique, tu vois...
Ca nous amène où c'tte affaire? On est en pleine littérature d'idées, sur le thème "Notre monde vient d'en trouver un autre." au programme du Bac de français.
Donc on est là pour réfléchir et apprendre à argumenter ; et notre réflexion, au-côté de Montaigne, elle va porter tout simplement sur l'ethnocentrisme.
Ethnocentrisme?
Ethno = peuple, en grec ; et centrisme, fait de se croire au centre bref... Ethnocentrisme, quand on se persuade d'avoir le seule forme de culture valable, et qu'on s'y enferme.
Il s'agit donc de dénoncer notre tendance naturelle à évaluer le reste du monde en fonction d'un tas de préjugés négatifs, si bien qu'on tient souvent l'étranger pour un barbare sans culture alors qu'il a tout simplement une autre culture qui nous échappe complètement.
T'as capté? On se lance?

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"Ils ont leurs guerres..." : la barbarie cannibale ? - Michel Eyquem Montaigne
Ils ont leurs guerres contre les nations qui sont au-delà de leurs montagnes, plus avant en la terre ferme, auxquelles ils vont tout nus, n'ayant autres armes que des arcs ou des épées de bois, aiguisés par un bout, à la mode des lames taillées de nos épieux. C'est chose étonnante que la fermeté de leurs combats, qui ne finissent jamais que par meurtre et effusion de sang ; car, les déroutes et l'effroi, ils ne savent que c'est. Chacun rapporte pour son trophée la tête de l'ennemi qu'il a tué, et l'attache à l'entrée de son logis. Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, avec toutes les commodités dont ils se peuvent aviser, celui qui en est le maître, fait une grande assemblée de ses connaissances ; il attache une corde à l'un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient éloigné de quelques pas, de peur d'en être attaqué, et donne au plus cher de ses amis l'autre bras à tenir de même ; et eux deux, en présence de toute l'assemblée, l'assomment à coups d'épée.
Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun et en envoient des morceaux à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n'est pas, comme on pense, pour s'en nourrir, ainsi que faisaient autrefois les Scythes ; c'est pour faire valoir une extrême vengeance. Preuve qu'il en est bien ainsi, ayant aperçu que les Portugais, qui s'étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d'une autre sorte de mort contre eux, quand ils les faisaient prisonniers, qui était de les enterrer jusqu'à la ceinture, et de tirer sur le reste du corps force coups de trait, et de les pendre après, ils [les cannibales] pensèrent que ces gens de l'autre monde, en hommes qui avaient semé la connaissance de beaucoup de vices parmi leur voisinage, et qui étaient beaucoup plus grands maîtres qu'eux en toute sorte de malice, ne choisissaient pas sans raison cette sorte de vengeance, et qu'elle devait être plus aigre que la leur, commencèrent de quitter leur façon ancienne pour suivre celle-ci.
Je ne suis pas marri que nous remarquons l'horreur barbaresque qu'il y a en une telle action, mais je le suis bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles aux nôtres. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à déchirer par tourments et par supplices un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et mettre à mort par des chiens et des pourceaux (comme nous l'avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu'il est trépassé.
Chrysippe et Zénon, chefs de l'école stoïcienne, ont bien pensé qu'il n'y avait aucun mal de se servir de notre charogne à quoi que ce fut pour notre besoin, et d'en tirer de la nourriture ; comme nos ancêtres, étant assiégés par César en la ville d'Alésia, se résolurent de soutenir la faim de ce siège par les corps des vieillards, des femmes et d'autres personnes inutiles au combat. “ Les Gascons, dit-on, s'étant servis de tels aliments, prolongèrent leur vie. ”.
Et les médecins ne craignent pas de s'en servir à toute sorte d'usage pour notre santé ; soit pour l'appliquer au-dedans ou au-dehors ; mais il ne se trouva jamais aucune opinion si déréglée qui excusât la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes ordinaires.
Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie.
Précisions : force = grand nombre ; aigre = dur, désagréable ; marri = fâché ; sentiment = sensation corporelle ; école stoïcienne = école de philosophie antique ; usage = utilisation

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"Ils ont leurs guerres..." : la barbarie cannibale ? - Michel Eyquem Montaigne
I. Un regard sur l'autre : l'essai anthropologique
Du début à « ...une extrême vengeance. »
1. Décrire
Le témoignage de Montaigne se veut véridique, s'employant à une stricte description.
Introduction du thème étudié, les « guerres », puis approfondissement des pratiques dérivées, les combats, les ennemis tués et les prisonniers ; généralisation, avec pour sujet toute la communauté (collectifs « ils », « leurs » ou distributif « chacun ») et pour temps le présent de vérité générale ; efforts de précision pour la topologie (côte/intérieur) et l'outillage. Mais accent sur le traitement des prisonniers avec le détail précis des étapes (marqueurs temporels « Après », « et », « Cela fait ») : la description n'est donc pas neutre ; l'air de rien, en passant, elle cible précisément la question cannibale (d'où la rupture marquée par le passage à la ligne au moment du repas).
Décrire implique d'emblée un geste de compréhension.
2. Interpréter
Mais pour comprendre, il faut faire un effort d'interprétation en ramenant à une mesure européenne la culture cannibale.
Geste élémentaire de la comparaison -rapprochant ce qui est étranger de ce qui est familier : connecteurs « à la mode », « ainsi que » ; mention des épieux avec possessif « nos » pour décrire l'aspect des épées ; plus subtil, raisonnement par la négative, avec la référence antique aux Scythes, touchant non plus à l'aspect physique mais au sens spirituel du rituel : là il s'agit non de souligner une ressemblance mais de marquer une différence, pour corriger le point de vue européen (« Comme on pense ») : non pas une pratique alimentaire stricte mais une dimension symbolique (« faire valoir une extrême vengeance »).
Décrire et comprendre permet de faire la critique de nos préjugés
3. Réévaluer
Cette compréhension plus juste offre des perspectives de réévaluation des pratiques étrangères.
Modalisation trahissant l'admiration devant les valeurs guerrières : « fermeté de leurs combats » appuyé par la tournure restrictive (« jamais que »), qualificatif « extrême » associé à la « vengeance », tournure emphatique (« C'est chose étonnante que... ») et extraction syntaxique (« les déroutes et l'effroi, ils ne savent que c'est ») soulignant la stupéfaction. En même temps, insistance sur la dimension sociale du rituel, avec des liens répétés (« au plus cher des ses amis », « assemblée de ses connaissances », « leurs amis », « en commun ») et l'accent mis sur le bon traitement (« longtemps bien traité », « toutes les commodités »).
Au-delà des préjugés européens, la violence cannibale révèle une bravoure guerrière admirable et une dimension de lien social insoupçonné.
II. Le regard de l'autre : une cruelle ironie
De « Preuve qu'il... » à « ...pour suivre celle-ci. »
1. Inversion des points de vue
Cette compréhension des pratiques cannibales est portée à son comble : l'européen n'observe plus l'indigène ; il se fait indigène observant les pratiques européennes.
Dissociation de l'énonciation : mention de « ces gens de l'autre monde » (=notre monde européen) marquant la distance prise vis-à-vis du point de vue européen ; d'où une confusion au cœur de l'énonciation, où la dualité « nous »/« ils » disparaît devant le recours généralisé à la 3ème pers. pluriel, pour les Portugais comme les indigènes ; confusion amplifiée par la longueur et la construction de la phrase (=1 paragraphe quasiment). De là geste symétrique à la 1er partie : observation s'ouvrant sur « aperçu » et amorçant une description neutre d'un mode opératoire de mise à mort.
Par le jeu des points de vue, les identités se brouillent et chacun se met à la place de l'autre.
2. Duplicité ironique
Mais cette « égalisation » des points de vue nourrit en fin de compte des réflexions ironiques sur la culture européenne.
« Défamiliarisation » par l'adoption d'un point de vue étranger (cf. Les Lettres persanes de Montesquieu) : indices d'ironie dans la description opératoire (décalage entre la moitié de corps et la multiplication des flèches -moins il y a à blesser, plus on tire dessus-, désordre des marqueurs temporelles mêlés à la polysyndète → idée de disproportion et d'acharnement). Surtout duplicité ironique dans la valorisation des Portugais : idées positives de « connaissance », « beaucoup plus grands maîtres » avec intensif / idées négatives « beaucoup de vices » avec intensif et « malice ».
Au cœur du point de vue cannibale, sur un mode réflexif, l'européen ironise sur sa culture.
3. La Raison barbare
Et l'exercice de l'ironie ne se limite pas à la critique de la civilisation européenne : ce sont les prétentions de la Raison humaine en général qui sont ici pointées du doigt.
Duplicité non seulement dans le double point de vue (cannibale/européen) mais aussi dans le paradoxe d'une barbarie rationalisée : construction d'une argumentation rigoureuse (amorce, « Preuve qu'il en est bien ainsi » ouvrant le raisonnement indigène associant des faits -description de la mise à mort- et des arguments -expertise en « malice »- avec une dimension logique soulignée -le comportement européen n'est « pas sans raison » ; d'où la déduction -« pensèrent que... » et modalisation « devait être » révélant le calcul en termes de probabilité- jusqu'au changement de comportement. Comble de la barbarie, réfléchir ne permet paradoxalement que d'accroître la sauvagerie des hommes.
Pour raisonner, les indigènes sont les égaux des Européens ; hélas ce n'est d'aucun secours pour se montrer véritablement raisonnable.
III. Un retour à soi : le devenir anthropophage
De « Je ne suis pas marri... » jusqu'à la fin
1. Réfléchir
Cette confrontation de soi et de l'autre, passée au crible de l'ironie, permet un retour sur soi lourd de sens.
Abandon du regard simulé, et ironique, des indigènes sur les Européens : le « je » de l'auteur prend sa place, s’immisçant entre « ils » et « nous », pour se porter garant d'une auto-critique européenne authentifiée par le souvenir des guerres de religion ; la dénonciation du cannibalisme se prolonge avec celle de l'aveuglement ethnocentriste : parallélisme de construction autour du verbe « être marri », thème du regard avec intensif « si aveugles » redoublé par la valeur du témoignage, avec la correction entre parenthèses -« lu mais vu » ; références implicites mais évidentes, avec la mention des « concitoyens » et de la « religion », emploi d'infinitifs sans sujet déterminé.
Par ce retour sur soi, l'auteur confronte l'Européen à sa propre violence, explorant un sujet dont le traitement semble tabou.
2. Comparer
L'auto-critique du « je » européen permet de mettre dans la balance deux formes de barbarie concurrentes.
Structure comparative à rallonge : d'abord parallélisme simple (« manger un homme vivant »/« le manger mort ») puis rupture avec déséquilibre énorme (4 infinitifs, avec accumulation de 6 compléments de moyen et une parenthèse / 2 infinitifs, avec 1 complément de temps) où, côté européen, la gradation dans l'horreur est contrebalancée par la gradation dans l'aberration (entre parenthèse : violence récente, entre des proches et au nom de la charité chrétienne) ; emploi d'un même verbe « rôtir » minimisant a contratio l'horreur cannibale.
Ouvrant les yeux sur sa propre violence, l'Européen se révèle plus fautif que le cannibale en ce qui concerne la barbarie.
3. Relativiser
Cette réflexion autocritique de l'Européen invite donc à redéfinir les liens entre cultures, en prenant pour critère la droite Raison, fondement de l'idéal de civilisation humaniste.
L'Européen ne se différencie plus tant des cannibales que de la culture antique, modèle de civilisation pour l'Europe humaniste de la Renaissance : recensement des savoirs philosophiques (Chrysippe et Zénon), historiques (Alésia narrée par les érudits latins) ou scientifiques (« les médecins » vraisemblablement issus de la tradition hippocratique) aapprouvant l'anthropophagie,pour tisser un lien entre ces deux figures d'altérité, le sauvage et le civilisé ; attention non pour dire cannibalisme = civilisation mais pour apprendre à relativiser en comprenant que l'Europe ≠ civilisation ; d'où la réaffirmation d'un principe universel, « la raison » qui dépasse les identités culturelles.
Le fil du raisonnement est simple : étudier les mœurs cannibales pour prendre de la distance sur nos préjugés européens, employer cette distance pour interroger notre propre violence et en tirer matière à relativiser notre binarité ethnocentriste civilisé/barbare.
Etre civilisé, c'est s'efforcer d'employer correctement sa raison, en prenant notamment exemple sur le modèle antique.

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