Alchimie de la douleur - Charles Baudelaire

      C'est moi ou l'on entend comme un bruit de frottement ?...

      @Mister_BAC Ratio...
      C'est pas parce que Baudelaire lâche un mot sur l'alchimie dans l'un de ses titres qu'il faut se mettre à saliver sang et eaux, comme Nekfeu devant une paronomase oxymorique...
      Non, mes amis, la dignité ne s'enseigne pas ; contrairement au programme de français, qui lâche au sujet de Baudelaire et de ses Fleurs du mal, le nom de code suivant, « Alchimie poétique : la boue et l'or ».
      Et voilà qu'en deux-deux le petit sonnet « Alchimie de la douleur » devient la masterclass de toute séquence sur Baudelaire ; puisqu'on te dit que c'est de l'alchimie bébé !
      Alchimie, et quoi encore ?

      L'alchimie est un savoir occulte, fruit d'une tradition séculaire, issue de la haute-antiquité et se prolongeant jusqu'aux temps modernes ; très exactement jusqu'à ce que la chimie, la vraie, ne permette d'accomplir réellement les tours de passe-passe qu'avait promis la pseudo-science alchimique au fil des siècles.
      Pour la faire brève, l'alchimiste prétendait mettre à jour les secrets de la matière, tous les liens et correspondances qui constitue l'harmonie de l'univers, et d'opérer ainsi des transformations miraculeuses.
      D'où la boue et l'or, précisément.
      Plus exactement le plomb et l'or, en vrai. Car la légende voudrait que la quête ultime de tout alchimiste soit de synthétiser de l'or, métal des plus précieux, à partir du plus vulgaire et commun qui soit, le plomb... Grâce à la pierre philosophale servant de catalyseur alchimique.

      Bref l'alchimie fait des miracles !
      Mais notez cependant qu'elle les accomplit au moyen de l'élément philosophale : le nom n'est pas neutre bien sûr... Qui dit « philosophale » dit « philosophie », et l'air de rien ça en dit long car en définitive l'enjeu de l'alchimiste n'est pas tellement la transformation de la matière. Son art constitue une philosophie de vie à part entière, centrée sur la quête de savoir et la recherche d'une harmonie cosmique universelle. Bref chercher le sens de l'univers... Telle est la sagesse de l'alchimiste, spirituelle et mystique !

      Voilà comment la figure de l'alchimiste en est venu à inspirer les poètes, dont le poto Baudelaire : ce désir d'absolu, cette quête d'harmonie, objet d'un savoir occulte, se fait sous sa plume poésie.
      La poésie aussi est le lieu d'une conversion spirituelle par laquelle un homme souffrant, luttant parmi ses semblables, face au mal, à la maladie et à la mort, parvient à entrevoir une voie de salut inespérée : l'harmonie, qui se manifeste dans les vers, au-delà du désordre du monde, devient Beauté idéale !
      Car la beauté, là est l'or des poètes !
      Et dès lors la modernité de Baudelaire consiste à la recueillir au fil d'une transformation alchimique plongeant jusque dans la boue de notre monde, sa réalité sordide.

      Voilà, le plus gros est dit...
      La poésie de Baudelaire circulera toujours entre ces deux contraires : la boue qui charrie tout le mal de nos existences et l'or où reluit tout le beau de nos aspirations idéales !
      Certains poèmes, ou passages, s'efforceront de dévoiler toute la laideur du monde ; d'autres encore évoqueront l'harmonie spirituelle du poète...       Et passer de l'un à l'autre, au gré des antithèses et des oxymores, c'est ça « l'alchimie de la douleur » !

      Mais ça, on va le voir dans le détail du texte...

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Alchimie de la douleur - Charles Baudelaire

L'un t'éclaire avec son ardeur,
L'autre en toi met son deuil, Nature !
Ce qui dit à l'un : Sépulture !
Dit à l'autre : Vie et splendeur !

Hermès inconnu qui m'assistes
Et qui toujours m'intimidas,
Tu me rends l'égal de Midas,
Le plus triste des alchimistes ;

Par toi je change l'or en fer
Et le paradis en enfer ;
Dans le suaire des nuages

Je découvre un cadavre cher,
Et sur les célestes rivages
Je bâtis de grands sarcophages.

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Alchimie de la douleur - Charles Baudelaire

I. Une Nature ambivalente

      Dans un premier temps, le Poète met en avant sa connaissance intime de la Nature et de son ordre universel associant vie et mort en un mouvement perpétuel.

1. L’interpellation (v.1 - v2)

      Cette connaissance s’affirme dans l’intimité d’une parole directement adressée à une Nature personnifiée.

      L'un t'éclaire avec son ardeur,
      L'autre en toi met son deuil, Nature !

D’ABORD :
      - intimité d’un tête-à-tête entre le Poète et la Nature, principe cosmique universel
           = énonciation avec 2ème pers. singulier et apostrophe à la fin du v.2
                 + allégorie dans l’emploi de la majuscule “Nature”
      // tradition romantique du poète-mage, dialoguant avec l’être suprême, porteur d’une sagesse universelle

OR :
      **-**affirmation d’une ambivalence essentielle de la Nature...
            -a) balancement en amorce des vers (« l’un… » / « l’autre… »)
                  = accentuation de l'antithèse entre « ardeur » (=énergie, feu) et « deuil » (=mort, extinction)
                        idée du cycle de vie et de mort au coeur du mouvement de la Nature
            -b) indéfinis « l’un » et « l’autre »
                  + emploi du présent de vérité générale
                        = vérité qui touche tous les êtres, de toute éternité

      L’interpellation s’ouvre sur cette obscure ambivalence de la Nature, où vie et mort vont de pair.

2. L’ambiguïté (v.3 -v4)

      Elle poursuit alors que se fait jour un mouvement perpétuel articulant les contraires en une boucle qui paraît infinie.

      Ce qui dit à l'un : Sépulture !
      Dit à l'autre : Vie et splendeur !

ALORS :
      - prolongement de ce mouvement naturel, avec la réitération de l'antithèse entre vie et mort
            = parallélisme avec le balancement « l’un… » et « l’autre » par rapport aux 2 premiers vers
      / MAIS : inversion du mouvement…
            -a) passage de la position sujet à celle de COI (avec « à »)
                  = passage de l’action sur la Nature à sa réaction
            -b) renversement symétrique dans l’antithèse
                 = v.1 vie et v.2 mort / v.3 mort (avec « Sépulture! ») et v.4 vie
            + effet redoublé par le schéma des rimes embrassées ABBA
      manifestation d’une boucle retournant à son point de départ

DE PLUS :
      - renvoi à la dimension de la parole
            = répétition du verbe « dire »
                 + forme du discours direct en fin de vers
                        = emploi de tournures exclamatives
      écho entre cette parole cosmique et la parole poétique au travers du poème
      ( une parole se fait jour dans la Nature que le poète se contente de recueillir )
            = le poète porte la parole de la Nature et de son ordre cosmique ; il s'en fait le porte-parole
                  // lien encore avec la tradition romantique notamment

D’OÙ :       - prolongement de l’interpellation allégorique du v. 2
            -> allégories démultipliées (à condition de considérer que les majuscules ne sont pas dues au discours direct)
                  -a) « Sépulture »
                        = métonymie renvoyant à l’idée de mort en général
                  -b) « Vie »
                        + ajout « et splendeur »
                             = idée de foisonnement
      une connaissance plus détaillée, plus précise de cet ordre cosmique, qui en distingue les divers aspects

      Le savoir propre à cette boucle tient donc lieu de parole cosmique et secrète que recueille le poète en sa parole poétique.

II. Une divine alchimie

      D’où l’affirmation du poète qui se fait jour dans un second temps, et s’inscrit dans la filiation de cet ésotérique savoir portant sur la transmutation !

1. Hermès trimégiste (v.5 - v.6)

      Hermès inconnu qui m'assistes
      Et qui toujours m'intimidas,

AINSI :
      - Poursuite du tête-à-tête avec la Nature
            = maintien de l'énonciation à la 2ème pers. singulier                  / MAIS : variation dans l'approche marquant une rupture...
                       -a) passage de l’allégorie à la figure mythologique grecque
                             = sacralisation, divinisation
                        -> divinité associée à l’idée de passage, de mouvement
                              + divinité tutélaire de la tradition alchimique
                              = épithète « secret »
                                    Hermès trimégiste des écrits alchimiques dits ésotériques ( =secrets )
                        -b) apparition de la 1ère pers. singulier en face de l’Hermès divin
                              = « je » en position de COD, donc objet de verbes dont le sujet est Hermès
                        -> assujettissement du poète subordonné à l'autorité du dieu

OR :
      - ambiguïté de la relation
            = antithèse « m’assistes » / « m’intimidas »
                  + accentué par le parallèlisme des prop. relatives « qui m’... / Et qui… m’... »
      rôle bienfaisant mais aussi inquiétude devant une nature malfaisante
      // renvoi à l’antithèse de la strophe 1 bien évidemment
      / MAIS : emploi des temps révélatrice...
            -a) action positive au présent
            -b) action négative au passé simple
      -> la part négative est rejetée dans le passé, mis à distance sur un plan temporel
      ( le poète a-t-il appris à dépasser sa peur initiale pour travailler en harmonie avec Hermès ? )

      Se plaçant sous le patronage d’une nature divinisée sous le nom d’Hermès, le poète s’affirme progressivement comme un expert alchimiste..

2. Don ou malédiction? (v.7 - v.8)

      Enfin le divin Hermès accorde au poète le don de transformer la matière du monde, en lui conférant pour de bon le statut d’alchimiste..

      Tu me rends l'égal de Midas,
      Le plus triste des alchimistes ;

ALORS :
      - Nouvelle étape dans cette subordination à Hermès
            = « tu me rends » suggérant l'idée d'une transformation
                 le “ je ” poétique devient la création du Dieu alchimiste

DÈS LORS :
      - référence au roi mythologique Midas
      ( à la suite d’une bonne action, Dionysos accorde un voeu à Midas ; il demande de transformer tout ce qu’il touche en or )
            = comparaison avec le terme « l’égal de… »
                 -> parallèle avec la transmutation alchimique du plomb en or grâce à la pierre philosophale
                       // « Tu m’as donné de la boue et j’en ai fait de l’or » citation de l’appendice aux Fleurs du mal
      /MAIS : regret de Midas qui ne peut plus s’alimenter et dépérit, jusqu’à ce que le dieu le libère…
            ambivalence de l'alchimie...
                  -a) don poétique
                        = sensibilité exaltée qui touche à l'idéal
                  -b) malédiction du poète
                        = impossibilité de se satisfaire de la vie terrestre et des humains, sans valeur face à l'idéal !

D’OÙ :
      - une condition tragique
            = hyperbole marquée par le superlatif « le plus triste »
                  + mis en valeur par l’apposition (séparation avec une virgule) à la toute fin de la strophe
                        -> comme un dénouement malheureux

      La bénédiction divine, suivant l’ambivalence propre à l’ordre universel de la Nature, se double d’une malédiction plongeant le poète dans le malheur.

III. Le déchirement poétique

      Mais qu’espérer à présent que s’inverse l’alchimie, altérant et corrompant la vie du poète, que la mort s’empare de son corps et de son idéal?

1. L’inversion (v.9 - v.10)

      Ainsi le don alchimique se renverse à son tour : incapable de produite un Idéal épanouissant, il se met à corrompre la matière comme l’esprit…

      Par toi je change l'or en fer
      Et le paradis en enfer ;

ALORS :
      - Nouvelle étape dans la conversion à l’alchimie
            = affirmation du “je” en position de sujet
      // effacement de l’Hermès
            = apostrophes des strophes 1 et 2 deviennent un pronom simple dans « par toi »
                  basculement typique du sonnet classique entre...
                        -a) les 2 quatrains
                              = célébration du divin
                        -b) les 2 tercets
                              = expression lyrique d’un destin tragique

AINSI :
      - Inversion du processus traditionnel alchimique (transmutation du plomb en or)
            = double jeu d’antithèse...
                  -a) : matérielle, avec « l’or » et le « fer »
                        = opposition de la noblesse et de la vulgarité des métaux
                  -b) : spirituelle, avec « le paradis » et « enfer »
                        = notions religieuses marquant l'opposition des valeurs morales, du bien et du mal
            + lien dans l’homophonie « en fer » / « en enfer »
                  = comme si la 2ème tentative ne faisait que rajouter au premier échec
                  ( C'est un même échec, avec une syllabe en plus juste )
            + emploi du présent
                  = dimension tragique de la fatalité
                  ( Impossible de faire autrement… )
      // dimension du poète maudit, étiquette attribuée à Baudelaire
            = marginalité, attrait pour le morbide et l’immoral, condition marquée par le spleen et le désir de mort etc.

      La malédiction se confirme tandis que la figure du poète alchimiste se prolonge par celle commune du poète maudit…

2. La mort (v.11 - v.12)

      Dès lors surgit l’image de la mort, voilée au coeur du sonnet, alors que le poète se confronte au cadavre qui peuple ses écrits.

      Dans le suaire des nuages

      Je découvre un cadavre cher,

ENFIN :
      - étape-clé de la transformation alchimique
            = le balancement antithétique constant débouche progressivement sur une oxymore...
                  -a) v.11 association métaphorique entre...
                        -1 « suaire » : tissu employé pour envelopper les cadavres
                        -2 « nuages »
                  = confusion entre éléments souterrains (= enterrement) et célestes
                        nuance oxymorique associant morbidité du spleen et « ciel », lieu symbolique de l’Idéal
                  -b) v.12 oxymore « cadavre cher »
                        = assimilation de l'affection et de la répulsion
                  + vers mis en valeur par le schéma de rimes, qui accentue son isolement
      « Alchimie de la douleur » par excellence !
            = si le cadavre est cher, c’est que c’est son propre cadavre ; la douleur est telle que le poète se voit comme mort !
                  -> résolution tragique des contradictions propre au poète : il faut apprendre à chérir son propre anéantissement !

OR :
      - syllepse « je découvre », à double sens...
            -a) au sens “ je tombe sur ”
                  = surprise angoissante de la vision
                        + emploi de l’indéfini « un »
                        = comme un déni marquant la panique
            -b) au sens “ je retire le suaire qui recouvre ”
                  = geste du poète lyrique qui dévoile son âme aux lecteurs, les replis de son coeur

EN SOMME :       - dans l’oxymore, dépassement de la contradiction antithétique
            = au travers de l’alchimie le “ deuil ” du poète (douleur tragique) est en même temps “ ardeur “ du poème (beauté lumineuse)

      *L’alchimie, ballottée entre notions contraires, touche à sa quintessence en doublant la douleur mortifère par la force poétique. *

3. L’éternité (v.13 - v.14)

      Ainsi le poète voit l’aboutissement de cette initiation alchimique alors qu’en son oeuvre, et grâce à sa douleur, apparaît une perspective d’éternité…

      Et sur les célestes rivages       Je bâtis de grands sarcophages.

D’OÙ :
      - Ouverture à une dimension inédite, celle de l’Idéal...
            -a) « rivages » associés avec le ciel ( « célestes » )
                  = comme au terme d’un voyage
                        + association métaphorique entre éléments terrestres et célestes (≃ v.11)
                              // le ciel, lieu par excellence de l’Idéal dans la poésie baudelairienne
            -b) métaphore des « sarcophages »
                  = monument funéraire, c-à-d oeuvre qui porte la mémoire du mort par-delà le temps dans l’immobilité de la pierre

DONC :
      - passage de l’alchimie et de ses transformations à la pierre inamovible
            = verbe d'action « je bâtis »
                  dimension de l’Éternité, sur laquelle s'ouvre la création artistique
            + double connotation dans la référence artistique...
                  -a) : art égyptien
                        = en écho avec l’origine légendaire de l’alchimie
                  -b) : statuaire classique
                        = symbole de l’Idéal
                        // même lien dans le poème La Beauté
      -> le poète alchimiste, maudit par la corruption, s’affirme comme poète bâtisseur, oeuvrant à l’éternité de son oeuvre, en quête d’une beauté idéale…

      Mais alors quels sont ces grands sarcophages, bâtis au ciel?
      Ce sont bien sûr ses poèmes qui en leur immatérialité, leur spiritualité, renferment encore sa vivante douleur de poète maudit, son cadavre corrompu.

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